Chère tête de nœud, connais-tu Jeanne de Berg ? Non évidemment, ça ne m’étonne pas, tu es juste inculte. Elle a souvent été qualifiée de « grande prêtresse du bizarre », Maîtresse de cérémonies sadomasochistes, elle publia des livres sur le sujet, notamment Cérémonies de femmes (Grasset). Dans ce récit que m’a offert soumis bertrand, elle raconte ses fameuses mises en scène avec de nombreuses participant.e.s (un peu d’écriture inclusive, juste pour te faire râler dans ta barbe soumis phallocrate). Derrière le personnage fascinant de Jeanne de Berg, il y a Catherine Robbe-Grillet, l’épouse de l’écrivain Alain Robbe-Grillet, une petite dame très discrète à l’opposé de la dominatrice.
Catherine Robbe-Grillet est née à Paris en 1930, dans une famille d’arméniens réfugiés suite au génocide en Turquie. Bien plus tard, après avoir suivi des études à la prestigieuse école de commerce HEC, elle rencontre Alain Robbe-Grillet qui deviendra son mari. L’icône du Nouveau Roman l’initie alors aux pratiques sadomasochistes. Elle sera sa soumise. Un peu comme Beauvoir et Sartre, les Robbe-Grillet ont des mœurs assez libres, ils font ce qu’ils veulent chacun de leur côté, tout en s’aimant profondément. Catherine Robbe-Grillet décrira son couple comme « une relation sexuelle et sentimentale qui les a épanouis tous les deux mais ne peut pas convenir à tout le monde ». En effet, cela demande une grande maturité affective, une stabilité émotionnelle. Catherine Robbe-Grillet n’a jamais connu le coup de foudre, ce qui ne l’empêche pas d’afficher une joie de vivre inaltérable. Ceci explique peut-être cela.
Entourée d’une bande d’amis, elle devient alors dominatrice dans les folles années 70, en se transformant en Jeanne de Berg. Cette passionnée de théâtre se définit comme une scénographe d’un BDSM très esthétique, très sophistiqué. Elle détourne les scènes religieuses, les peintures sacrées. Dans Cérémonies de femmes, Jeanne de Berg fait rejouer à un soumis le Martyre de Saint Sébastien, les flèches sont remplacées par des œufs. Cet extrait décrit bien le décorum : « Nous pénétrons dans le sanctuaire, le lieu de la célébration. L’autel resplendit. Les flammes s’élèvent, par étages, des bougies liturgiques posées à même la plaque de marbre, des chandeliers argentés, des candélabres à plusieurs branches, placés plus haut, sur des consoles… Les bâtonnets d’encens, odorants, se consument en volutes indécises. Les masques sont posés, en attente, sur le fauteuil de la prêtresse, adossé à l’autel. Tout est parfait. Le serviteur n’a rien oublié. Il peut introduire Sébastien. »
L’éducation de Catherine dans les institutions catholiques a beaucoup influencé l’univers de Jeanne, elle trouve son inspiration dans les églises où elle aime trainer. Le style d’une domina se forge au travers de son vécu. Moi je détourne plutôt les pubs en mode potache, changement de génération, d’époque, sainte-consommation ! Prosterne-toi soumis, je vais te tatouer un code barre sur la fessée droite… Arrête de faire diversion autour de ton fion ! Bon revenons à Jeanne de Berg.
Ces rituels mélanges de codes sadomasos et cathos, ne se veulent pas snobs. L’écrivaine précise que « le sordide dans sa nudité brute, je le pratique aussi parfois et il me fascine tout autant. Mais mon propos ici est autre : ce serait, pour tout dire, l’ornementé. J’ai choisi de raconter quelques cérémonies emblématiques, prises dans un répertoire plus vaste qui tourne souvent autour de mises en scènes ritualisées où les immobilisations, les silences, les jeux sur la vue (masques, miroirs, lumières), la mise à distance suggère moins l’orgie que le tableau vivant (…) Et le sexuel dans tout cela ? Le sexuel, il est là, constamment présent, au centre de tout, mais suspendu, différé. Bien entendu. »
Mais finalement, qu’importe le décorum : cave voutée, église, soirée BDSM très cosy, mon boudoir bariolé ou encore l’appartement de tante Huguette qu’elle t’a prêté pour le week-end, nous sommes pétris de clichés. « L’imaginaire érotique se moque de l’originalité, autant l’admettre » admet Jeanne De Berg. Elle ajoute que la seule façon d’être inventive comme domina, c’est de les revisiter ces fameux clichés.
Jeanne De Berg raconte aussi son rôle de Maîtresse de cérémonie : « il ne doit pas y avoir d’à-coups, de retombées… c’est très théâtral finalement. Je crois que ce ne sont pas les gestes en eux-mêmes qui sont importants. C’est ce que je fais passer à travers eux et qui prend ceux qui sont avec moi. C’est cette fascination que je dois faire passer ; si elle ne passe pas, il n’y a plus rien. Et c’est vraiment par moi, j’ai l’impression, que tout se fait. Si par hasard, un soir, je n’y crois pas moi-même, ou je ne suis pas très bien… rien ne se passera. Et ce sera devenu une série de gestes sans intérêt. Les mêmes, mais sans intérêt. » Ces mots reflètent ce que je ressens. C’est d’ailleurs pour cela que tu viens en séance, cher soumis, c’est pour la connexion qui nous unit. Sinon, mes gestes se borneraient à une triste mécanique.
Le théâtre est omniprésent dans Cérémonies de femmes. J’ai apprécié l’utilisation de Paris et notamment de la Seine comme scène. Il fait nuit, la Maîtresse fouette un soumis cul nul sur le quai, se servant des phares des bateaux-mouches comme projecteurs furtifs. Et ainsi De Berg offre un spectacle surprenant et inédit aux touristes qui vaut tous les cabarets. Je retiens l’idée pour le printemps… Elle a aussi reconstitué une scène de chasse dans un parc public. La dame s’est débrouillée par avoir la clé et y pénétrer la nuit avec 6 chasseresses et une proie. Elle s’est inspirée d’un célèbre tableau de Botticelli qui raconte une chasse sauvage illustrant un des comptes du Décaméron de Boccace.
Autre passage du livre que je trouve interpellant, celui où elle parle du plaisir de la dominatrice. AAAAhhh le plaisir de Maîtresse, c’est un sujet qui te préoccupe, qui t’empêche de dormir même, mon pauvre soumis. Car toute ta raison d’être, ton existence, est dédiée à cela, n’est-ce pas ? Après avoir renvoyé un jeune soumis, la comparse de Jeanne de Berg s’inquiète : est-il parti fâché ? « Je n’ai pas de leçon à donner mais j’aimerais tout de même vous mettre en garde sur un point : si vous ne partez pas du principe que votre plaisir c’est le sien, je veux dire qu’il trouve son plaisir dans le vôtre, vous êtes perdue d’avance, vous deviendrez sans vous en rendre compte, l’esclave de votre esclave, l’esclave de ses états d’âme, vrais ou supposés… » Limpide !
Pour terminer, je te laisse sur un extrait que je trouve particulièrement inspirant côté fétichisme. Ça se passe dans un club SM de New-York dans les années 70. À Paris, un tel établissement n’existait pas à l’époque. Jeanne de Berg a été parmi les premières à rapporter ce qui se passait alors outre-Atlantique : « je regarde la chaussure qui se déplace sur le visage blond, le visage blond qui se frotte avec des sensualités de chat contre le vernis noir. J’en suis bientôt fascinée. Il sort le bout de sa langue pour goûter le bout du talon et cette chose impensable, il l’a fait : il se force les lèvres, préalablement froncées, avec l’extrémité du cuir, la fait descendre lentement dans la bouche qui s’évase pour la recevoir en entier. Il lui imprime un mouvement de va-et-vient, de plus en plus marqué, qui se propage dans mon pied. Toute ma sensibilité reflue là, dans le talon, ce prolongement dur de mon corps qui se gorge de sève. C’est moi maintenant qui fais aller et venir l’excroissance comme vivante d’où partent des pulsations sourdes, voluptueuse, dans la plante du pied électrisée jusqu’au bout des orteils ; c’est moi qui la plonge dans la bouche extatique et la ressort luisante de salive. »
*La photo de Une et la vidéo bande-annonce sont celles de The Ceremony, documentaire avec reconstitution sur les fameuses mises en scène de Jeanne de Berg / Catherine Robbe-Grillet.
Si tu veux en savoir plus sur la fascinante personnalité de Jeanne de Berg / Catherine Robbe-Grillet, écoute ces podcasts France Culture où elle est longuement interviewée.
Maitresse Gladys c’est si bien nous faire comprendre le sens si profond de la soumission et de cette scène si riche de la relation intense entre la Maîtresse et son soumis même en nous éclairant de ses commentaires sur ce magnifique livre…